« Les anges maudits, les comptables et le père prodigue…«
Chapitre 31 :
L’amour plus fort que tout ?… (11/12)
« Les songes de Barnabé«
http://www.youtube.com/watch?v=U3URSsI_rfs
…L’ombre, habillée comme un moine, ne répondit que par un geste de la main, invitant mon Père à le suivre.
D’après la morphologie, il ne pouvait s’agir d’Isabelle.
Tout courageux qu’il était, notre brave Barnabé commençait à avoir le trac, car Gaston lui avait raconté que l’église de Tigreville aurait été victime d’un sortilège au XIXème siècle, et qu’on y observerait encore des fantômes certaines nuits…
Barnabé, soupçonneux :
« Gaston, espèce de petit farceur : je vous ai reconnu !!! »
Mais l’ombre, imperturbable, ne répondait pas et continuait à descendre les escaliers jusqu’à la cave, tenant cette lampe à pétrole à l’éclairage surnaturel.
Barnabé, suivant le mouvement :
« Écoutez, mon vieux :
qui que vous soyez,
quoi que vous soyez,
je vous rappelle, au cas où vous seriez égaré, que votre église hantée est à quelques centaines de mètres d’ici, à l’intérieur du village…
Tout le monde a l’air d’oublier ici que moi, simple mortel, j’aimerais bien pouvoir enfin entamer ma nuit au lieu de faire du spiritisme !!! »
L’ombre éteignit sa lampe et alluma la lumière de la cave qui aveugla Barnabé.
Elle l’invita à fermer la porte, dont le grincement était assez impressionnant.
Barnabé, faussement décontracté :
« Ha, dites moi, « vieux » : faudra songer à mettre de l’huile là dessus !
Remarquez, tant que ce ne sont pas vos articulations…
Mais je ne voudrais pas vous vexer et vous faire sortir de vos gonds !!! »
Il entama un rire qui était plus nerveux qu’autrechose.
Tombant la capuche, la créature laissa enfin apparaître son visage…
Celui de René !!!
Barnabé, stupéfait :
« Mais enfin, Cher Beau-Père :
pouvez-vous m’expliquer ce que veulent dire ce déguisement et cette macabre mise en scène ?!?… »
René, souriant à son tour :
« Ceci n’est pas un déguisement : c’est une pèlerine oubliée par les allemands dans mon potager en 1944, bien utile les jours de pluie comme aujourd’hui…
Mais ?!?
M’auriez-vous pris pour un fantôme, vous, l’éternel cartésien comme aimez à vous définir vous-même ?!? »
Barnabé :
« A presque trois heures du matin, je ne suis ni cartésien, ni scientifique…
Je ne suis plus qu’un homme fatigué qui ne rêve que d’une chose :
dormir !!!
Alors : allez-vous enfin me « narrer » ?… »
René :
« J’ai tenu à vous voir en toute discrétion à l’écart de tous témoins, afin que nous ayons une conversation qui devra rester, je ne vous le cache pas, confidentielle ! »
Barnabé, en bayant :
« Vous ne pouviez pas mieux tomber :
à cette heure-ci,
je suis parfaitement réceptif ! »
René, après un soupir :
« Vous ne m’appréciez pas beaucoup et vous savez que c’est réciproque… »
Barnabé :
« Elle commence bien, cette conversation nocturne !
Vous m’excuserez mais j’ai oublié mes gants blancs, je ne peux donc décemment pas vous provoquer en duel « sur le pré au petit matin », cher Beau-Papa :
question de protocole et de principe.
De plus, la perspective de faire de mon épouse une veuve ou une orpheline risquerait de faire jaser dans le canton : ne croyez-vous pas ?!?
On a vu des familles bisées pour moins que ça, ce serait dommage, vu ce qu’il reste de la vôtre ! »
René, essayant de dissimuler son agacement :
« Cinq minutes de sérieux : c’est trop vous demander ?!?
Nous pouvons jouer la comédie à nos proches, mais à nous-mêmes : nous savons tous les deux que c’est impossible ! »
Barnabé :
« Il semblerait que nous soyons au moins d’accord sur une chose, cette franchise vous honore…
Et comment envisagez-vous la suite des évènements ? »
René :
« Isabelle vous ayant choisi comme (il se pince les lèvres) l’homme de sa vie… »
Barnabé, ironisant :
« Excusez-moi encore de vous en demander « pardon » ! »
René, franchement irrité :
« Écoutez, c’est déjà pas facile, alors laissez-moi terminer au moins une phrase !!!
Vous allez devenir mon gendre et quoi que je puisse penser de cette union, m’y opposer serait me condamner irrémédiablement à ne plus revoir ma fille unique.
Et je ne vous dis pas toutes ces belles soirées d’hiver où nous risquons, sa Mère et moi, de ne plus nous regarder qu’en chien de faïence… »
Puis, le regard dans le vague :
« Quoi qu’en pense Isabelle, ne n’ai toujours souhaité que son bonheur, mais il faut croire que dans ma famille, ce concept nous soit hélas interdit ! »
Barnabé, soudain très sérieux et
prenant la posture d’un thérapeute :
« Hum-hum…
Pourquoi dites-vous cela ? »
René :
« Ma vie a très mal commencée…
Je n’avais encore que sept ans quand j’ai vu ma Mère sur son lit de mort.
Terrassé par la douleur, j’en ai beaucoup voulu à mon Père que je tenais pour seul responsable de sa disparition prématurée ! »
Barnabé :
« Seul responsable ?
Vous pensiez donc qu’il l’avait en quelque sorte assassiné ?!? »
René :
« Ho ! Pas directement, mais…
Vous savez : les enfants, s’ils ne savent pas les choses, ils les ressentent.
N’est-ce pas ce qu’on appelle l’instinct ? »
René observa un petit temps de silence, pensant que Barnabé allait ajouter un commentaire, avant de reprendre ce récit qui semblait captiver ce dernier :
« Je ne connaissais pas encore la nature de l’acte irréparable qu’avait commis ma Mère à l’époque, mais je savais que ce qui l’avait motivé était une absence totale de bonheur.
A bien y réfléchir : comment aurait-elle pu être heureuse, d’ailleurs, en cette époque où conjuguer « amour » et « mariage » étaient considérés comme une hérésie, dans une société bien-pensante, pour ne pas dire « formatée » ? »
Barnabé :
« Formatée ?!? »
René :
« Absolument !!!
Écoutez :
On a fait croire à des générations de « femmes à marier » que l’amour se construisait avec le temps au gré de « mariages de raisons », scellés au bas de contrats qui ne remplissaient de joie que les parents ayant enfin trouvé pour leurs filles »le bon parti »…
On dit que les enfants sont le fruit de l’amour ?
Foutaise !!!
Dans les romans, oui : ça ne fait aucun doute…
Mais dans le monde fermé dont je suis issu, un nouveau-né n’a pas plus de valeur que les titres en bourse, l’usine ou la compagnie qu’on le destine à gérer un jour !
A peine a-t-il poussé son premier cri qu’on commence déjà à tracer son parcours sur le quel il n’aura strictement rien à dire, du moins jusqu’à sa majorité…
Ma pauvre Maman n’avait que seize ans quand elle fut donnée en pâture à un homme qui en avait déjà vingt-huit, mais belle allure et portefeuille rempli.
Elle faisait partie de « la branche Suisse Protestante » de la famille, ne connaissant de la vie que ce qui était écrit dans les livres de La Comtesse de Ségur.
Je n’ai jamais compris comment une famille protestante pratiquante avait pu donner une de ces filles à un catholique !
Probablement encore une histoire d’intérêts, d’argent, de situation ?
En tout cas, quelque-chose qui n’avait rien de noble ni de romantique…
Le fait qu’elle me donna le jour en 1900, soit huit ans après les noces, fut pour moi la certitude qu’elle avait tout fait pour retarder une naissance qu’elle ne souhaitait pas…
L’honneur était sauf : Charles, mon paternel, avait enfin fait son « devoir de mâle reproducteur », donnant ainsi un héritier à deux familles afin de pérenniser l’espèce : celle des rentiers !!!
Oisif dans l’âme, Monsieur passait la plupart de ses soirées dans les salons où il continuait à jouer les dandy, accompagné de son frère, plus jeune que lui et toujours célibataire.
Les deux se gardaient bien de dire d’où venait la fortune qui assurait leur train de vie, comme si le fait d’avoir eu un grand-père « marchand de bain » était une honte.
En effet, cet aïeul dont j’ignore hélas le prénom, né aux alentours de 1815, avait tellement gagné d’argent à la sueur de son front, qu’il put entretenir deux générations de fénéants à titre posthume, dont « mon cher papa » qui ne se gêna point pour dilapider ce qui aurait dû être mon héritage !!!
Ludivine, quoi qu’ayant subi ma naissance, fut une bonne Maman attentive et aimante. Je n’eus jamais à m’en plaindre.
Je me souviens de ses beaux cheveux roux qu’elle coiffait avec raffinement, mais aussi de ce regard triste…
Si triste !
Je n’avais plus aucun doute : elle vivait la plus terrible des solitudes, celle que l’on supporte à deux, chaque longue journée avec un être trop différent.
Sa seule évasion :
Telle une exilée, elle entretenait une correspondance de plus en plus dense où elle faisait part de ses états d’âme avec sa famille tant regrettée de Suisse.
Un jour, des cousines débarquèrent au grand dam de Charles, qui voyait là une menace : l’occasion pour Ludivine, son épouse jusqu’alors effacée et soumise, de s’émanciper…
Ses craintes se concrétisèrent.
Ludivine se fit de plus en plus coquette et se coupa les cheveux à « la garçonne », tandis que Charles, qui avait dépassé les quarante ans, reflétait l’image d’un dandy de plus en plus fatigué, pour ne pas dire pathétique.
Lorsqu’il tenta d’exiger de son épouse un peu plus de discrétion dans ses sorties et ses tenues, elle lui envoya ses quatre vérités au visage.
Je me souviens de cette scène entendue de ma chambre alors que je venais tout juste d’avoir sept ans, le même âge que le siècle. Les cousines avaient trouvé refuge chez une de leurs tantes qui habitait Paris, mises à la porte par Charles le jour même.
Ludivine, outré :
« Il faut bien se rendre à l’évidence, nous n’avons décidément plus rien en commun, à supposer que cela exista un jour !
Votre acte inqualifiable m’en donne une triste confirmation…
En chassant ma famille de notre foyer, vous avez sonné le glas de notre union !!! »
Charles, rouge de colère :
« Je suis maître après Dieu dans ce que vous appelez « notre » foyer !
Oubliez-vous que vous me devez obéissance ?!?
Regardez votre tenue, vos attitudes : sont-ce là les apanages d’une femme respectable qui sied à un homme de ma condition ?!? »
Ludivine :
« Laissez-donc Dieu où il est et n’ajoutons pas une guerre de religion, qui serait préjudiciable à nos deux familles, dans ce qui nous oppose !
Vous êtes prompt à invoquer ma responsabilité, mais où est la vôtre, mon pauvre ami ? »
Charles :
« Plaît-il ?!? »
Ludivine :
« Êtes-vous assez naïf au point de croire que j’ignore tout de vos incartades, pour ne pas dire de vos frasques, dans certaines maisons
que l’on m’a dites pas si closes que cela ?
Paris est une grande ville, mais le monde y est si petit qu’un secret ne saurait y survivre.
Ses murs ont des oreilles qui résonnent jusque dans « votre » foyer, je n’ai donc que faire de vos leçons de morale… »
René, le visage crispé :
« Mon »géniteur », perdant la tête et blessé dans son orgueil, essaya de prouver à son épouse qu’il était toujours son mari… Mais le « maître après Dieu », en cet acte minable, venait de perdre toute crédibilité, en ne prenant Maman que pour un « ventre » !!! »
Barnabé, interloqué :
« Non ! Vous ne voulez pas dire que… »
René :
« Si : vous avez très bien compris !
Je peux vous dire que le bonhomme faisait beaucoup moins le fier lorsque, le lendemain, il croisa mon regard reflétant toute la haine que j’avais pour lui !!!
Il tenta quelques excuses, mais Maman avait pris sa décision, quittant ce foyer désormais maudit.
Elle m’avait emmené dans ses bagages chez la tante de Paris, rejoignant les cousines « libératrices ».
J’étais choyé par le clan « protestant-suisse » que je bénissais pour apporter à Maman cette joie de vivre qui lui avait tant manqué jusqu’à présent.
Ceci ne devait durer hélas que très peu de temps…
En effet, Ludivine présenta quelques symptômes qui ne lui laissèrent plus aucun doute : elle allait, huit ans après moi, enfanter de nouveau !!! »
Barnabé :
« Au moment de la séparation : ça la fichait mal…
Charles était au courant ? »
René :
« Sûrement pas ! Il ne devait le savoir que plus tard…
La tante pris les affaires en main et décida d’aider Ludivine à commettre un acte tout à fait illégal :
l’avortement…
Ce n’est pas à vous, médecin en herbe, que je vais apprendre les dégâts occasionnés à l’époque par ces pratiques, exercées par des personnes aussi douteuses que leur hygiène !
Barnabé :
« Même aujourd’hui, en 1947, si vous saviez…
Il faudra qu’un jour une personnalité ait le courage politique de légaliser cet avortement qui fait tant de victimes dans ces salles obscures ! »
René :
« Il y a du chemin à parcourir encore, car j’imagine mal un homme sortir une telle loi…
Si un jour cela devait avoir lieu,
Simone Veil.
il n’y aurait qu’une femme, bénie soit-elle,
pour réaliser ce qui aurait pu sauver ma pauvre Maman et sortir cette humanité de son aspect le plus sordide, comme le fut la suite de l’histoire !!!
Alors que la santé de Ludivine déclinait, Charles avait plaidé sa cause auprès de son beau-père qui, lui-même, était opposé au divorce, par principe…
A ce titre, il demanda à Maman de faire un effort, au moins le temps d’aller mieux, ce qu’elle accepta.
Son lit fut sa dernière demeure et le début de ce chagrin qui devait ne plus jamais me quitter dès cette sombre année 1908 !!!
Puis tout se précipita, car Charles, apprenant le fin mot de l’histoire se servit de moi pour assouvir sa vengeance en me confiant à des jésuites pendant toute mon enfance, juste pour faire rager la branche « Protestante-Suisse » avec laquelle il se brouilla définitivement !!!
Il en a découlé pour moi un anticléricalisme épidermique et un profond dégoût de mon père qui, comble de l’ironie eut une fille dans le plus grand secret en 1910, chose que je n’ai apprise que lors de la lecture du testament…
Et il a fallut qu’elle soit bonne-soeur, en plus !!! »
Barnabé, plein de compassion :
« Ha mon pauvre vieux !!!
Heu, pardon…
Je comprends mieux certaines choses, maintenant… »
Tandis que quelqu’un frappa à la porte, Barnabé cru bon d’ajouter :
« Dites : ça va plus être une cave, mais une salle de conférence, si ça continue…
Entrez !!! »
La porte s’ouvrit, mais ce n’était pas celle de la cave…
Isabelle fit son apparition et dit :
« Bonjour mon chéri : il faudrait que tu songes à te réveiller si tu ne veux pas prendre ton petit-déjeuner à midi ! »
Barnabé était installé dans son lit et prit conscience qu’il n’avait fait que rêver la totalité de cet entretien…
Il ne fit qu’un seul commentaire :
« Ha ben : merde alors !!! »
A suivre…